14 février 2024
Gouvernance foncière Foncier Afrique de l'Ouest Madagascar

Les enjeux de la gouvernance foncière locale en Afrique de l’Ouest et à Madagascar

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En Afrique de l’Ouest et à Madagascar, la gouvernance des territoires ruraux est marquée par les réformes de décentralisation ancrées dans des contextes et des processus historiques, politiques et juridiques ayant influencé les trajectoires des politiques foncières.

Au sortir des Indépendances, les législations foncières sont encore majoritairement influencées par l’héritage colonial et le système de l’immatriculation foncière. Ce système de reconnaissance des droits de propriété privée par l’Etat central, qui inscrit les titres fonciers au registre foncier, était porteur d’exclusion : il servait avant tout les intérêts des colons et ne reconnaissait des droits sur la terre qu’au seul détenteur de titres. Il se situe à l’opposé des conceptions traditionnelles de la terre, qui reposent au contraire sur une volonté sociale d’inclure et de permettre à chacun de pouvoir avoir accès à la terre et à ses ressources pour améliorer les conditions d’existence de sa famille.

Les réformes engagées à partir des années 90 ont tenté de réconcilier légitimité (les systèmes locaux de reconnaissance sociale des droits issus de la coutume qui sont en continuelle évolution pour s’adapter aux nouvelles situations) et légalité (droit de l’Etat). Pour ce faire, elles se sont appuyées sur les processus de décentralisation afin de rapprocher les centres de décisions des acteurs des territoires. Un certain nombre de prérogatives ont ainsi été transférées aux collectivités territoriales et aux communautés locales pour assurer la fourniture de services de proximité en matière de reconnaissance et de sécurisation des droits fonciers.

Si les trajectoires suivies par les différents pays sont diverses, il existe cependant des contraintes et des difficultés communes qui entravent les missions assignées aux collectivités locales et la construction de leur légitimité face aux autres acteurs locaux. La gestion foncière locale est rendue plus complexe encore avec la montée des tensions et l’amplification des crises socio-politiques et sécuritaires au Sahel.

La mise en place des communes rurales dans les processus de décentralisation s’est souvent réalisée sans clarification de la question foncière et des limites communales. En milieu rural, au Mali, au Burkina Faso ou encore au Sénégal, l’accent n’a été mis que sur le recensement des villages constitutifs de la collectivité territoriale. Cette attitude de prudence était sans doute liée à la crainte qu’une telle clarification enclenche un processus de contestations avec pour conséquence, un affaiblissement de la cohésion sociale entre communes voisines.

A ces contraintes, s’ajoutent encore d’autres difficultés qui entravent l’exercice des missions assignées aux collectivités territoriales. Parmi elles, la faiblesse des ressources ou encore le manque de transparence dans la gestion des affaires locales et l’incapacité de l’administration territoriale à assurer la coordination de l’action gouvernementale au niveau déconcentré.

La construction de la légitimité foncière des collectivités territoriales

Quelle que soit l’approche adoptée, les politiques de décentralisation ont mis en exergue le problème de la construction de la légitimité foncière des collectivités territoriales face aux entités villageoises et inter-villageoises. Ces instances locales de gouvernance coutumière continuent en effet de jouer un rôle important dans la gestion des ressources naturelles et en particulier des terres collectives. Le développement des capacités locales de dialogue et de négociation s’est imposé dans des contextes où un même espace est utilisé pour des usages multiples : agriculture, élevage, pêche, cueillette, etc. Cette diversité des besoins et des intérêts fonde la multiplicité de droits d’accès et d’usage qui s’empilent et que les institutions coutumières cherchent à réguler, pour prendre en compte les besoins et les intérêts de l’ensemble des usagers des ressources naturelles.

Du point de vue des communautés à la base, l’attribution de prérogatives importantes en matière de gestion foncière aux collectivités territoriales constitue de facto une mesure d’éloignement du lieu de décision par rapport aux usagers locaux des espaces ruraux. L’introduction d’un nouvel acteur institutionnel capable d’instaurer un rapport de force inégal au détriment des autorités coutumières, peut ainsi être parfois perçu comme une menace. C’est notamment le cas lorsque des conseils municipaux attribuent des droits sur la terre sur des superficies importantes à des opérateurs privés, sans que les communautés locales n’aient été consultées et aient pu définir collectivement les conditions dans lesquelles de telles opérations pouvaient être envisagées.

Les caractéristiques inhérentes aux situations de pluralisme institutionnel et la complexité du jeu des acteurs du système foncier requièrent donc d’adopter une approche nuancée dans des contextes où les « logiques de sédimentation » ou « d’empilement » des institutions, des normes et des règles sont porteuses de contraintes, en lien avec les comportements arbitraires de certaines élites locales et les mutations qui affectent les institutions coutumières.

Les nouvelles responsabilités des collectivités peuvent cependant parfois être transformées en atouts. Notamment avec la construction de stratégies de négociation visant à trouver un accord sur les règles et les procédures foncières, ainsi que sur des formes stables de coordination. Elles répondent en effet à une certaine érosion de la légitimité des autorités coutumières. Celle-ci peut être imputable à la partialité supposée ou avérée de ces institutions en faveur des spéculateurs fonciers,  à l’existence de pratiques de corruption souvent dénoncées par les producteurs ruraux. Ou encore, à la propension de certaines institutions coutumières à jouer le jeu de l’État du fait d’appartenance politique, au lieu de défendre les intérêts de leurs communautés. La fragilisation des liens intergénérationnels est une autre raison de cette érosion, dans un contexte où la diminution des réserves foncières lignagères – porteuse d’inquiétudes pour l’avenir des jeunes ruraux – est aggravée par l’émergence de marchés fonciers formels et informels. Dans certaines zones très convoitées comme les zones péri-urbaines, les collusions entre autorités coutumières et services de l’administration foncière, sont ainsi fortement dénoncées, comme cela a été le cas par exemple lors des débats nationaux organisés dans le cadre des Etats Généraux du foncier qui se sont tenus en Guinée.

Sur un autre plan, les instances locales de gouvernance foncière sont interpellées par le défi que pose la compétition accrue et conflictuelle entre les acteurs pour le contrôle et l’exploitation des terres. Cette situation explique l’intérêt que de nombreux pays accordent à la formalisation de l’accès aux terres et des transactions foncières, principalement dans les zones où la pression foncière est entretenue par l’essor des marchés fonciers : zones périurbaines, territoires recélant un potentiel élevé, etc. A l’instar de la réforme engagée à Madagascar depuis 2005, des innovations juridiques sont alors possibles pour proposer des « certificats fonciers » qui sont bien plus accessibles que les titres fonciers, et peuvent être utiles lorsque les modalités de reconnaissance des accords passés sous seing privé (« petits papiers ») ne semblent pas suffisantes. Ils offrent en effet des modalités officielles de reconnaissance des droits locaux via des services fonciers logés au sein des communes qui peuvent être utiles lorsqu’un besoin de sécurisation foncière accru est perçu : cela peut être le cas lors du rachat de terres, pour sécuriser l’héritage de veuves qui craignent que les terres qu’elles exploitaient soient récupérées par leur belle-famille, etc.

L’accès au foncier, un déterminant majeur de la crise sécuritaire dans la zone du Sahel central

La question foncière ne suffit pas à elle seule à expliquer la montée des violences dans les territoires impactés par la crise-sociopolitique et sécuritaire qui touche aujourd’hui le Mali, le Niger et le Burkina et menace les pays côtiers. Mais elle l’explique en partie, en étant un objet source de différentes légitimités, où se cristallisent des dimensions majeures à la fois productive, territoriale, politique et identitaire.

La montée des tensions et l’amplification des crises socio-politiques et sécuritaires engendrent des effets directs et indirects sur le foncier qui contribuent à complexifier fortement la gestion foncière locale : déplacements forcés, restructuration des itinéraires de transhumance, reconfiguration et dans certains cas affaiblissement des autorités coutumières, départ des élus des collectivités territoriales, remise en cause des accords fonciers, fragilisation des liens sociaux intercommunautaires, etc.

Ces mutations s’accompagnent de dynamiques d’exclusion et de concentration des droits fonciers, comme le retrait de terres, l’occupation des terres appartenant aux personnes déplacées, l’accélération du processus de marchandisation de la terre autour des sites d’accueil des déplacés forcés, des crispations identitaires etc. Dans un tel contexte, il devient donc nécessaire de s’interroger sur l’efficacité des modèles et instruments de gouvernance foncière locale développés dans les différents pays.

Loin des approches technicistes, les enjeux d’amélioration de la gouvernance foncière locale n’ont jamais autant été liés à la nécessité de renforcer la cohésion sociale entre acteurs des territoires dans leur diversité, retisser les liens intergénérationnels faits d’obligations et de mécanismes de solidarité, et surtout refonder un pacte social entre Etats, détenteurs de pouvoirs locaux et citoyens autour de principes de justice sociale pour réinventer de nouvelles manières de vivre-ensemble.


Les réflexions contenues dans cet article sont issues des discussions menées lors du dernier séminaire organisé par le Comité technique « Foncier & Développement » (CTFD) à Saint Louis, au Sénégal en mars 2023. Ce séminaire a réuni plus de 70 participants, dont des acteurs de la société civile, des experts des administrations foncières, des universitaires et des chercheurs, et donné lieu au partage d’analyses et d’expériences conduites dans leurs pays respectifs : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Sénégal, Madagascar, Mali et Niger.

Le CTFD, dont l’animation scientifique et le secrétariat sont assurés par le Gret, a vocation à susciter des débats et alimenter les réflexions et les actions des acteurs des politiques foncières et de leurs partenaires, dans une diversité de pays et de continents. Il agit ainsi pour la reconnaissance de la multiplicité des droits et usages de la terre et la nécessité d’avoir, autour des enjeux fonciers, un dialogue multi-acteurs.


Pour aller plus loin, retrouvez les dernières publications issues du séminaire de Saint Louis sur le site du Comité technique « Foncier & Développement » :

Note de synthèse n°34 : L’État de la gouvernance foncière locale en Afrique de l’Ouest et à Madagascar

Note de synthèse n°35 : Préserver le pastoralisme – Les défis de la reconnaissance des communs pastoraux dans un contexte de crise multidimensionnelle en Afrique de l’Ouest

Note de synthèse n°36 : La gestion foncière locale en Afrique de l’Ouest et à Madagascar Enjeux, défis et perspectives dans un contexte de montée des crises multiformes et de remise en cause de l’autorité publiqu

Regards sur le foncier n°14 : Gouvernance foncière locale : Quelles approches et institutions mobilisées pour répondre aux différents enjeux ?

Regards sur le foncier n°15 : De la sécurisation des droits pastoraux à la planification des aménagements : comment mieux préserver les systèmes d’élevage ?

Regards sur le foncier n°16 : Observatoires fonciers : entre ancrages institutionnels et initiatives de veille citoyenne, quelles postures et quelles fonctions ?

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