Entretien avec Sobel Aziz Ngom, co-fondateur et directeur exécutif du Consortium Jeunesse Sénégal (CJS), une alliance de 25 organisations dirigées par des jeunes innovateurs sociaux, entrepreneurs, investisseurs et chercheurs engagés dans la promotion de l’inclusion et l’autonomisation des jeunes au Sénégal.
Il existe une pluralité de définitions des jeunesses, basées sur des critères très variés. Au regard du contexte sénégalais, quelle est la vôtre ?
Etre jeune au Sénégal, c’est bien plus une question de condition économique et sociale, qu’une question d’âge. Ce que les jeunes ont en commun, c’est la « pré-autonomie ». L’autonomie – que l’on comprend ici comme le fait d’être en capacité de générer des revenus et d’entretenir une famille – les fait passer au statut social d’adulte aux yeux de leur famille, comme de la société. Certains arrivent à jouer ce rôle assez tôt, d’autres beaucoup plus tard. On peut avoir un adulte de 25 ans qui a décroché son premier job et est en mesure de quitter le foyer, comme on peut avoir un jeune de 42 ans qui, faute de moyens, vit toujours chez ses parents. Mais de manière générale, on évolue dans un système où le gap s’est renforcé sur l’âge à partir duquel on devient autonome…les jeunes sont de plus en plus vieux.
La société associe également certaines pratiques ou aspirations à la jeunesse. Les jeunes sont perçus comme créatifs, dynamiques, entreprenants, engagés. La jeunesse est souvent définie par sa volonté de liberté, sa fougue, sa créativité. Quand on parle des industries créatives et culturelles, par exemple, on parle essentiellement de la jeunesse, même si les acteurs ne sont pas tous jeunes en âge.
Quel regard portez-vous sur la situation des jeunes au Sénégal aujourd’hui ?
Je suis à la fois inquiet et optimiste. Inquiet, parce que la démographie évolue et, avec elle, les besoins en éducation. Or, notre offre actuelle ne répond qu’à 50% de la demande. Malgré les efforts engagés, le nombre de jeunes déscolarisés ou peu scolarisés est important et va continuer de croître dans les prochaines années. Quelle capacité aura-t-on à éduquer massivement les enfants qui, comme nous le constatons aujourd’hui, ont beaucoup moins d’attention familiale et communautaire ? J’ai le sentiment que les préoccupations actuelles sont très portées sur l’emploi des jeunes en situation de travail et pas suffisamment sur les alternatives permettant de préparer les futurs jeunes à s’insérer plus facilement.
Je crois cependant aussi que cette jeunesse est résiliente. Elle est tenue par des valeurs, des croyances, des traditions. Les jeunes aujourd’hui sont dans des situations de telle pauvreté que choisir la violence ou l’extrémisme pourrait sembler plus facile pour eux. Et pourtant, j’ai ce sentiment que notre jeunesse veut protéger quelque chose de plus grand qu’elle. On reste une société de paix et de dialogue qui n’est pas seulement maintenue par les plus vieux : les jeunes y participent pleinement. C’est une force, même si, avec le recul de l’éducation, cela pourrait devenir plus fragile.
Le Consortium Jeunesse Sénégal s’est fixé comme objectif d’informer, engager et outiller un million de jeunes pour l’emploi et l’entrepreneuriat d’ici à 2030. Quels sont les défis à relever ?
Il y a à mon sens trois types de défis.
Le premier est de pouvoir aligner notre vision et notre mission avec les politiques qui sont favorables à la jeunesse. Cela implique également de convaincre qu’il est nécessaire de changer celles qui n’y sont pas favorables et de conduire certaines réformes.
Aujourd’hui, le consortium est composé d’un vaste réseau de 25 organisations membres avec une programmation commune sur l’éducation, l’inclusion et le travail. Le deuxième défi est de continuer à élargir ce réseau pour permettre à d’autres organisations non seulement d’adhérer à ce programme commun, mais aussi de renforcer leurs capacités pour soutenir la qualité de leurs interventions. Ensemble, nous sommes plus forts. C’est un véritable facteur de succès.
Bien évidemment, le troisième défi concerne les ressources financières. Or, nous les trouvons peu au sein de nos gouvernements pour ce genre d’initiative. Nous pouvons compter sur le soutien des partenaires au développement du Sénégal qui ont une vision d’intégration des sociétés civiles dans le développement et veulent impliquer les jeunes de par la réalité démographique et l’enjeu qu’ils représentent. Toute une réflexion est engagée sur la façon dont il faut les impliquer et la création de nouveaux types de partenariats, avec de nouvelles organisations qui leur paraissent innovantes.
Nous nous trouvons aujourd’hui à un moment clé où les pouvoirs publics, la société civile et les jeunes ont une même envie et parviennent à travailler ensemble pour essayer de bousculer les choses. Ce n’est pas facile, bien sûr, mais nous avons pu prouver que c’était possible.
Vous menez, en partenariat avec le Gret, un projet intitulé « Jeunesses et citoyennetés », quels sont ses objectifs et comment le mettez-vous en œuvre ?
Il s’agit d’un projet sur cinq ans, financé par l’Agence française de développement et sur lequel le Gret est intervenu en amont en réalisant une étude de faisabilité et continue de collaborer avec le Consortium sur certains aspects opérationnels. L’objectif est de permettre aux jeunes de se transformer et devenir libres.
Nous intervenons sur trois volets. Il s’agit d’abord de permettre aux jeunes d’avoir accès à des lieux – virtuels ou physiques. Au Sénégal, il existe des Centres d’éducation populaires et sportive destinés aux jeunes dans chacun des 46 départements du pays. Nous avons demandé au ministère de la Jeunesse, de l’Emploi et de l’Entrepreneuriat, de mettre certains de ces bâtiments à notre disposition. Nous les réhabilitons et les rééquipons pour en faire des lieux dynamiques où tous types de jeunes peuvent se croiser. Ils s’y rendent pour faire du théâtre, travailler sur le numérique, enregistrer des podcasts. Certains jeunes sont étudiants et viennent pour réviser. Il y a aussi des orchestres, des chorales…Le message que nous voulons faire passer est : « viens comme tu es et deviens qui tu veux ».
Il y a ensuite le renforcement des jeunes militants et de leurs groupements. Nous les accompagnons pour consolider leurs structures ou leurs actions et leur donner les outils et les moyens logistiques et financiers pour réaliser leurs idées. Nous faisons en sorte qu’ils puissent partager une vision commune avec un objectif final commun, afin de les faire participer à la construction nationale. Par exemple, si une association de défense de l’environnement a une idée de projet, nous regardons parmi tous les projets proposés ce qui se ressemble. Et nous leur proposons un vrai programme, plutôt que de les laisser agir dans leur coin. Le Consortium agit comme une alliance, il met en commun.
Le troisième volet est celui du plaidoyer auprès des autorités. Il y a tout un travail sur des réformes et sur la création d’une dynamique, d’un dialogue citoyen dans les communautés : débats, renforcement de la place des jeunes dans les médias, etc. Parmi ces réformes que nous sommes en train d’impulser, il y a la délégation de service public jeunesse. Nous travaillons avec le ministère de la Jeunesse à la construction d’un mécanisme lui permettant de confier des responsabilités d’animation, de gestion de programme, de volontariat, à des organisations de jeunes, comme les nôtres. Il y a aussi la révision des outils et des méthodes de l’éducation populaire qui a longtemps eu une place importante au Sénégal. Je suis un réaliste : tout le monde ne pourra suivre l’enseignement traditionnel dans les écoles, il faut des alternatives. L’éducation populaire permet de s’assurer que chacun ait la possibilité de s’instruire au cours de sa vie.
Crédit photo : ©Social Change Factory