31 janvier 2023
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L’impact des accords européens et internationaux sur le commerce des produits alimentaires

Actualité

Par Laurent Levard, agro-économiste, spécialisé en développement agricole au Gret

La libéralisation des marchés, liée notamment aux accords de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et aux accords de libre-échange, a stimulé la croissance du commerce mondial des produits agricoles et alimentaires. La concurrence d’importations à bas prix a contribué à façonner les modes de production agricole et a entraîné des changements dans les modes de consommation alimentaire. Les règles du commerce international limitent la possibilité de mettre en place des exigences portant sur les conditions sociales et environnementales de la production des produits importés et constituent un frein à la nécessaire relocalisation des systèmes alimentaires.

La libéralisation du commerce mondial dans le cadre de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) et des accords de libre-échange s’est traduite depuis un quart de siècle par une forte régression des mécanismes de protection des marchés agricoles et alimentaires (droits de douane et limitations quantitatives). L’Accord sur l’agriculture (AsA) de l’OMC, signé à Marrakech en 1994, s’est notamment traduit par une baisse moyenne des droits de douane de 36 % pour les pays riches et de 24 % pour les pays en développement (à l’exception des Pays les moins avancés – PMA). Beaucoup de pays ont libéralisé leur commerce bien au-delà de leurs engagements pris à l’OMC, que ce soit sous la pression des organismes financiers internationaux ou dans le cadre d’accords de libre-échange.

La libéralisation du commerce constitue un facteur essentiel de la croissance du commerce mondial de produits agricoles et alimentaires. En effet, chaque pays a tendance à développer la production et les exportations des produits pour lesquels il dispose d’avantages comparatifs, laissant dans le même temps un plus grand nombre de produits importés envahir son marché, quitte à voir sa propre production mise en difficulté et régresser lorsqu’elle n’est pas compétitive, comme c’est par exemple le cas avec bon nombre de fruits en France. Dans certains pays du Sud, la production agricole et sa transformation pour le marché national sont en partie sacrifiées, au profit de la production destinée à l’exportation, comme c’est par exemple le cas avec le cacao en Côte d’Ivoire. La libéralisation du commerce agricole et alimentaire s’y est traduite par une évolution des modes de consommation, notamment dans les villes où les produits importés (produits à base de blé, riz, poudre de lait, etc.) constituent une part non négligeable des achats alimentaires.

Bien avant la création de l’OMC, l’Europe, dans le cadre d’un accord avec les États-Unis en échange de l’acceptation par ces derniers de sa politique agricole – la Politique Agricole Commune, PAC – avait totalement libéralisé ses importations de soja au début des années 1960. Cet exemple montre comment la libéralisation du commerce contribue aussi à l’évolution des modes de production agricole. En effet, l’intensification et l’industrialisation de l’élevage européen résultent largement de la disponibilité de soja importé à bas coût, d’abord des États-Unis, puis d’une façon croissante de l’Amérique du Sud. Les importations européennes de soja sont aujourd’hui treize fois plus importantes qu’au début des années soixante[1].

L’effet de la libéralisation du commerce agricole sur les modes de production agricole résulte aussi du fait que la concurrence des produits importés pousse les agriculteurs à agrandir sans cesse leurs exploitations, de façon à « rester dans la course » face aux régions et aux pays les plus productifs. Dans le domaine laitier, cette course est ainsi largement liée à la concurrence exercée par les régions les plus compétitives au sein de l’Union européenne, laquelle est notamment caractérisée par un marché commun. La course à la compétitivité et la pression exercée sur les agriculteurs peuvent également être liées à une concurrence sur les marchés d’exportation. C’est notamment le cas en Europe pour le blé ou les produits laitiers.

En plus des politiques commerciales, les politiques internes contribuent également au développement du commerce. C’est le cas notamment de l’Union européenne où les subventions directes perçues par les agriculteurs permettent aux industriels et aux négociants de faire pression sur les prix payés à ces derniers, et ainsi de gagner en compétitivité sur le marché mondial et d’y gagner des parts de marché. L’économiste agricole Jacques Berthelot a ainsi calculé un « taux de dumping » sur les exportations en divisant le montant des subventions perçues directement ou indirectement par les agriculteurs pour une unité de produit par le prix d’exportation de la même unité de produit. Le taux de dumping pour les exportations vers l’Afrique de l’Ouest s’élève ainsi à 20 % pour les produits laitiers et à 35 % pour les céréales non transformées[2]. Ce dumping renforce donc la concurrence des exportations européennes sur les marchés de certains pays du Sud qui n’ont pas pris de mesures suffisantes pour protéger leur agriculture.

Alors que les règles décidées dans le cadre de l’OMC restreignent les possibilités de protéger les marchés, il n’existe pas de règles internationales permettant de conditionner le commerce au respect de certaines conditions de production, de façon à favoriser le progrès social (respect de droits sociaux, prix minimums aux producteurs sur le modèle du commerce équitable, protection de l’environnement, lutte contre le dérèglement climatique). Nombre de produits agricoles sont ainsi importés alors que les conditions sociales de production des travailleurs salariés ou de rémunération du travail paysan maintiennent des populations dans des situations de pauvreté et de précarité, et que les méthodes de production contribuent à des destructions de la biodiversité, à la déforestation ou à la contamination de l’environnement. Le soja d’Amérique du Sud et l’huile de palme asiatique cochent plusieurs de ces cases. Sur la question de la lutte contre la déforestation, la proposition de loi européenne contre la déforestation importée représente une avancée significative, même si sa portée restera limitée tant qu’il ne sera pas exigé des entreprises exportatrices (voire des États eux-mêmes) que la totalité de leur production ne soit pas issue de la déforestation, et non seulement la part exportée vers l’Union européenne. Il leur suffira en effet de réserver au marché européen la production « propre » et d’écouler sur d’autres marchés moins exigeants le reste de leur production.

Les règles actuelles du commerce international et la hiérarchie de fait des normes internationales, liée au fait que seul le non-respect des engagements en matière commerciale peut donner lieu à des sanctions contre les États, constituent aujourd’hui des limitations essentielles pour conditionner les échanges au respect de normes sociales. C’est également le cas dans le domaine environnemental, même si de timides avancées sont possibles comme en témoigne l’initiative européenne contre la déforestation importée. Par ailleurs, la situation de libéralisation des échanges constitue un frein important à la nécessaire relocalisation des systèmes alimentaires, laquelle impliquerait une véritable protection contre les importations à bas prix, au moyen de mécanismes de prélèvements variables (comme l’a fait l’Europe entre les années 1960 et 1990), de prix minimum d’entrée (comme le demande la Confédération Paysanne) ou de l’établissement de prix minimums aux agriculteurs, prix qui seraient étendus aux produits importés (principe du commerce équitable).

Cet article est extrait du dossier « Alimentation: du local à l’international, un enjeu social et environnemental majeur », paru dans Regards croisés (n°44), la revue trimestrielle de l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire de l’enseignement, de la recherche et de la culture (FSU).

Pour avoir accès à l’ensemble du dossier, vous pouvez commander le numéro au lien suivant : Regards Croisés N°44 – Institut de Recherches de la FSU


[1] Levard Laurent, Martin Garcia Irene, PAC : Quelle cohérence avec le développement des agricultures paysannes du Sud ?, Coordination Sud, 2019

[2] Ibid

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