06 mai 2025
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L’approche par les communs, une vision politique du changement social dans l’aide publique au développement

Projet communs

Face à la crise de légitimité que traverse l’aide publique au développement (APD), comment continuer à répondre aux urgences sociales et environnementales grandissantes partout dans le monde ? L’approche par les communs, expérimentée dans le cadre de projets de développement, avec ses opportunités et ses contraintes, est-elle porteuse de propositions pour la solidarité internationale ?

Le 8 avril 2025, une table ronde organisée au terme des six premières années du programme de recherche-action Communs & Gouvernances partagées mis en œuvre par le Gret et financé par l’Agence française de développement (AFD), a réuni cinq intervenant·e·s d’horizons différents : Stéphanie Leyronas, chargée de recherches (AFD), Flamay Ahiafor, chef de projet au Togo (Gret), Hervé Defalvard, économiste et Julie Lequin, chercheuse, tous deux membres de la Coop des Communs, et Martin Viélajus, consultant dans le domaine de la gouvernance, de la coopération internationale et du renforcement des sociétés civiles, évaluateur des trois dernières années du programme. Ensemble, ils ont débattu autour de la question : « l’approche par les communs : vers quelle aide et pour quel développement ? ». Retour sur les questions et réflexions qui ont animé cette table ronde.

L’aide publique au développement : un cadre d’action à repenser ?

Plus que jamais nécessaire pour faire face aux urgences écologiques, sociales et démocratiques, l’aide au développement est pourtant remise en cause. Trois dimensions de l’aide publique au développement sont soulignées, qui, au-delà du repli sur soi de plus en plus manifeste dans l’espace public, contribuent à expliquer cette crise de légitimité.

Il y a d’abord la conception des politiques d’aide, construite sur trois postulats : celui d’un centre développé et d’une périphérie sous-développée qui doit rattraper, imiter la modernité occidentale hégémonique ; celui de la société traditionnelle comme figure inversée de la société moderne, et qui ne peut donc pas être innovante ; et celui d’un changement social qui ne peut être promu que depuis l’extérieur.

Les modèles de société véhiculés par l’APD sont quant à eux fondés sur les valeurs de progrès, de rationalité occidentale, de contrôle de la nature, de croissance économique et d’accumulation du capital. Des modèles aujourd’hui contestés pour leur incompatibilité avec les transformations à mener pour conserver l’habitabilité de la planète.

Enfin, le fonctionnement de l’APD se caractérise par la mise en œuvre de projets d’un à trois ans, mobilisant des outils de gestion reflétant des valeurs technicistes et managériales, avec une mesure des résultats donnant la priorité aux indicateurs quantitatifs et aux livrables.

Ces trois dimensions semblent rendre l’APD de plus en plus inadaptée pour répondre de manière structurante et durable aux défis de notre ère.

L’approche par les communs : des propositions face aux défis de l’aide publique au développement ?

Principes d’action plutôt que simple recette méthodologique à appliquer, l’approche par les communs consiste à accompagner des dynamiques de communs, où les citoyen·ne·s, usager·e·s, acteurs publics et privés concernés par une ressource, un service ou un territoire, se mobilisent pour définir, mettre en œuvre et faire évoluer les modalités de gouvernance et les règles qui permettent de le préserver équitablement et sur le long terme, dans une perspective de justice sociale et environnementale. Une approche qui vient questionner la vision, le modèle promu et les modalités de l’aide publique au développement.

Une posture de facilitateur engagé qui questionne la vision « top-down » de l’aide

L’approche par les communs invite à repositionner l’opérateur de développement en « facilitateur engagé ». L’équipe du projet accompagne les acteurs et actrices dans la formulation et la mise en œuvre de leurs propres trajectoires collectives, supposant une expertise complémentaire à l’expertise technique : celle d’accompagnateur de dynamiques sociales.

Ce positionnement peut être illustré par l’expérience du Gret au Togo, où l’équipe accompagne la mise en place d’instances de gestion concertée de l’eau à l’échelle des communes du bassin versant du Lac Togo, dans un contexte de décentralisation et de tensions croissantes entre usager·e·s de l’eau. « Là, l’approche par les communs a notamment consisté à rassurer les acteurs étatiques que ces espaces ne sont pas une menace, un lieu de revendication, mais un canal pour prévenir les tensions et conflits », explique Flamay Ahiafor, chef de projet au Gret. « Elle a aussi consisté à confirmer avec les usagers et usagères que leur commun est bien la ressource en eau, à cartographier et comprendre les jeux de pouvoir ou encore à définir le quota de participation et les modes de prise de décision pour favoriser la liberté de parole. La principale difficulté est de mobiliser les industriels. La posture du Gret est de faire des propositions. Les acteurs et actrices adoptent ce qu’ils pensent être mieux pour eux. Ceci confère de la confiance envers le Gret ».

Martin Viélajus, dans l’exercice d’évaluation du programme a, pour sa part, souligné que tous s’accordaient à dire que l’approche par les communs proposait de « dépasser les routines de participation artificielle, instrumentale, pour que les acteurs s’impliquent dans la durée ». Pour Stéphanie Leyronas de l’AFD, l’approche est très différente de la gouvernance participative, mais aussi des politiques de développement communautaire mises en place dans les années 70 : « elle est très puissante pour sortir de la dichotomie top-down versus bottom-up ».

Promouvoir et accompagner un modèle de société « en commun »

L’approche par les communs promeut et accompagne des dynamiques où les acteurs et actrices s’organisent pour prendre soin d’objets dont ils partagent l’usage et la responsabilité : nappe souterraine, service d’eau, zones humides, forêts, aire protégée, etc.

Elle invite les opérateurs de projets à porter leur regard sur les mécanismes d’action collective, de gouvernance partagée, de régulation juste, de suivi réflexif (le suivi du commun par les acteurs du commun) et d’apprentissage collectif, en intégrant plus explicitement dans la réflexion et l’action, non seulement la mobilisation citoyenne, mais aussi la place des pouvoirs publics et privés, leurs contraintes et intérêts et les rapports de pouvoir. Autant de leviers qui restent souvent des angles morts dans les projets de développement et dont le programme Communs fait l’hypothèse qu’ils sont pertinents et utiles pour être en capacité de mieux répondre aux défis sociaux, écologiques et démocratiques.

L’approche par les communs invite en effet à créer un espace spécifique pour que se construisent de nouvelles institutions entre populations et pouvoirs publics. « Cet espace doit avoir de l’agilité, il doit pouvoir s’adapter, se tromper, expérimenter », relève Stéphanie Leyronas. Flamay abonde sur ce point : « Plutôt qu’une solution à atteindre, c’est un processus qu’on recherche », abonde Flamay Ahiafor. « Ceci demande beaucoup de temps, en contradiction avec la démarche projet de court terme ».

Questionner les modalités de l’aide publique au développement

L’approche par les communs, par l’intention qu’elle porte (les communs), la posture qu’elle induit (celle de facilitateur engagé), et les moyens qu’elle implique (temps long, attention portée sur le processus, l’expérimentation et l’apprentissage itératif), questionne de fait les outils de gestion mobilisés dans le cadre de l’aide publique au développement.

Paradoxalement, c’est pourtant dans ce cadre que le Gret expérimente des approches par les communs. Cela relève une contradiction : qui définit le commun ? Qui exprime le besoin ? Comment dépasser la tension entre la trajectoire endogène et souple du commun et la rigidité des cadres des projets ? N’y a-t-il pas un risque de prédéfinir des communs pour obtenir des résultats ?

En affichant clairement un rôle d’accompagnateur de dynamiques de commun et porteur d’une intention politique vers davantage de justice sociale, « l’approche par les communs replace le projet de développement comme un outil au service d’un sens plus large », observe Martin Viélajus. Ce faisant, elle permet aussi de « réfléchir sur une zone grise de la localisation de l’aide : celle de la position des acteurs internationaux et de leur complémentarité avec les dynamiques locales ».

Ainsi l’approche par les communs pourrait-elle apporter une contribution significative aux réflexions en cours sur la nécessaire évolution de l’aide au développement, afin que cette dernière puisse pleinement jouer son rôle de catalyseur de changements démocratiques vers davantage de justice sociale, la préservation des milieux de vie, la résilience et la paix dans le monde. Cela suppose toutefois un changement de cap assumé, une reconnaissance politique de l’importance des communs et une volonté de s’attaquer aux causes structurelles des inégalités. En somme, d’avoir le courage de choisir une approche repensée du développement et de se donner les moyens de la mettre en œuvre.

Des initiatives d’approches par les communs contextualisées, ici et ailleurs

Il n’y a pas que dans le cadre de l’aide publique au développement que l’approche par les communs est expérimentée. En France aussi, des communs existent. Hervé Defalvard, économiste témoigne comment des associations comme la Coop des Communs, par exemple, s’intéressent à la manière dont « ces communs fonctionnent – de manière non-déterministe et outillés juridiquement – et peuvent être co-construits avec des collectivités locales ».

Julie Lequin, accompagne l’Association des Maires Ruraux de France (AMRF) à s’emparer de la notion de communs pour répondre à des préoccupations très concrètes, comme par exemple celle de la mobilisation autour de la transition écologique en fonction de la sociologie du territoire ou encore la façon de faire évoluer les modes d’interactions entre maires et citoyen·ne·s quand le recours à des pétitions témoigne d’un dialogue parfois rompu. La notion de communs permet ainsi de « rendre visible des préoccupations des maires ruraux et les impossibilités qu’ils rencontrent pour revitaliser la démocratie sur leurs territoires ».

Des similarités en matière de défis et d’initiatives pour y répondre avaient également été mises en exergue lors des Rencontres Faire commun sur l’eau, ici et ailleurs organisées en 2024 par le Gret et Remix the Commons avec un soutien de la Fondation de France. Ces constats contribuent à questionner l’idée d’une aide qui irait des « Nords » vers les « Suds » et plaident plutôt pour des dynamiques de solidarités territoriales bénéfiques à toutes et tous, qui ne véhiculent pas de modèle unique d’approche par les communs et reconnaissent que les valeurs qui accompagnent cette approche sont situées contextuellement et ne peuvent être imposées.

Par l’équipe d’animation du programme Communs

Le programme Communs & Gouvernances partagées, conçu sur neuf ans (2019-2028) dans une démarche de recherche-action et testé dans une dizaine de pays autour d’une diversité de thématiques, fait l’hypothèse que les communs sont des formes d’organisation pertinentes et efficaces pour prendre soin du vivant et favoriser une justice sociale et environnementale. Il ouvre de précieuses marges de manœuvres pour formuler et tester une approche par les communs et ainsi porter un regard et un appui approfondi sur les interdépendances, les rapports de pouvoirs et les processus d’apprentissage et de décision collectifs qui se jouent autour de l’accès, l’usage et la préservation des ressources naturelles, des services essentiels, et des territoires.

Le programme fait aussi l’hypothèse qu’il est possible d’accompagner des dynamiques de communs dans le cadre de l’aide publique au développement (APD), à travers des projets mis en œuvre par les ONG : l’occasion de s’interroger sur les nouveaux défis et opportunités de l’approche par les communs pour penser des modèles de développement et des modalités de coopération internationale plus justes et plus durables.

 

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